IV – LA GRÈCE, NOTRE MÈRE

I – La religion de la Grèce primitive Le panthéon des dieux principaux de la Grèce primitive représente la fusion de deux groupes : l’un, indo-européen avec Zeus, Dioné, Hestia, Héra, Déméter, Dionysos, Poséidon, Apollon, Hermès, Arès, et l’autre, égéen, avec Athéna, Artémis, Aphrodite, Héphaïstos. Mais la divinité adorée sous le même nom dans diverses cités, prenait une physionomie particulière dans chacune d’elle, précisée par une épithète et un rituel local. À ce titre, Zeus, le dieu par excellence des Hellènes indo-européens, reçut le nom de Zeus panhellénien, symbole de la solidité générale du monde hellénique. Apollon, le dieu solaire des Doriens, groupait ceux de Spartes et de la Doride. Poséidon, dieu des marins éoliens de Thessalie et de Béotie, unissait les cités maritimes de la Grèce Centrale et du golfe de Salonique. D’autres cultes, comme ceux de Déméter et de Dionysos à Éleusis, des Cabires (Grands Dieux) à Samothrace, d’Asclépios à Épidaure, par la généralité des conceptions qu’ils personnifiaient, recevaient les hommages de tout l’hellénisme. Les oracles de Delphes, de Dodone jouissaient au même titre d’un prestige universel dépassant les frontières étroites de leurs sanctuaires régionaux. Ils formaient autant de centres de ralliement spirituel panhellénique. Dans un sanctuaire de Déméter dépendant de la bourgade d’Anthéla, une fête de la moisson réunissait le cercle des peuplades intéressées à se réserver la liberté du « passage »1 entre la Grèce du Nord et la Grèce Centrale. À Delphes, le prestige de l’oracle et des jeux pythiques, ainsi que la parenté du culte de Gê (la terre) avec celui de la Déméter d’Anthéla, fit considérer ce sanctuaire comme une sorte de foyer commun de l’hellénisme continental qui eut tout au moins la vertu de créer un idéal de concorde auquel l’hellénisme dut tous les quatre ans l’embellie de la fête pythique. 1 De pulê, la porte. II - Diane d’Éphèse en Lydie Sardes, l’ancienne capitale de la Lydie, située au pied du mont Tmolus sur la rivière du Pactole, qui, grâce à sa fonction avec l’Hermès, était enfermée dans une triple muraille et défendue par une citadelle réputée inexpugnable située en haut d’un rocher escarpé. On y célébrait tous les cinq ans des jeux magnifiques en l’honneur de Diane à qui l’on avait élevé un temple splendide aux environs de la ville sur le lac Gygès (roi de Lydie). Magnésie avait aussi un temple célèbre, dédié à Diane Leucophryne, dont plusieurs bas-reliefs sont aujourd’hui au Louvre. « Si l’on en excepte les temples d’Éphèse et de Didymes, ce monument par l’art avec lequel il est construit par sa grandeur, par ses justes proportions, par l’ornementation du lieu sacré, par la richesse des offrandes, surpasse tous les temples d’Asie », explique Vitruve1. L’Ionie a été réputée dans toute l’Antiquité par son luxe, sa civilisation raffinée et la mollesse de ses habitants. Apollon était la grande divinité des Milésiens, comme Diane celle des Éphésiens. Éphèse, la plus ancienne ville et métropole de l’Ionie fut, suivant la tradition, bâtie par les Amazones. D’après la mythologie, une statue de Diane, présent de Jupiter, fut consacrée par l’amazone Smyrna dans un temple rustique, qui n’était probablement qu’un tronc d’arbre : l’ancienne Éphèse portait en effet le nom de Smyrne. Quant à l’image de Diane qu’on y vénérait, elle était une divinité purement asiatique et il est certain que lorsque les Grecs arrivèrent en ce lieu, ils y trouvèrent un culte établi depuis longtemps et confondirent leur divinité avec celle qu’on vénérait déjà dans le pays. C’est ce qui fait que sur les monnaies d’Éphèse, on voit d’un côté l’abeille, symbole de la Diane asiatique et de l’autre, la biche qui a toujours été l’attribut de Diane ou plutôt de l’Artémis des Grecs. La Diane d’Éphèse, personnification assez vague de la fécondité de la nature, était représentée sous la forme d’une momie : ses nombreuses mamelles indiquaient la grande nourrice de l’univers et les têtes de bœufs dont elle était couverte, symbolisaient l’agriculture. 1 Architecte romain sous César. La grande célébrité d’Éphèse est due à son temple de Diane bâti à peu de distance de la cité qui renfermait des richesses immenses et qui était servi par un collège de prêtres magnifiquement doté. Malgré les recherches archéologiques, on n’a pas encore pu déterminer l’emplacement, la ville d’Éphèse ayant été détruite ou déplacée jusqu’à sept fois. (Les douze colonnes de marbre vert qui décorent la nef de Sainte-Sophie à Istanbul furent enlevées par l’empereur Justinien des ruines de ce temple). On voit dans les environs de Smyrne, à Nymphée, un bas-relief très remarquable. C’est une figure, haute de 2,50 mètres, sculptée dans un rocher plat. Le personnage est debout, vu de profil et tenant ses armes. Hérodote désigne cette figure comme étant celle de Sésostris (pharaon de la XIIe dynastie), ce qui fait que ce bas-relief fut longtemps désigné sous le nom de trophée de Sésostris ; mais de nos jours, les archéologues lui assignent une origine purement asiatique. Le 13 du mois d’août était célébrée la fête de Diane sur l’Aventin, surtout par les esclaves, en souvenir du fondateur du temple à Rome, le roi Servius Tullius, lui-même d’origine servile. III - Les Ioniens, Éphèse, l’Artémision « Les Ioniens ont bâti leur ville dans la contrée la plus agréable que je connaisse, soit pour la beauté du ciel, soit pour la température », dit Hérodote. En effet, le contraste avec les pays qui environnent l’Ionie est frappant et plus tranché encore dans l’Histoire et dans les mœurs que par sa nature. Avant l’arrivée des colons ioniens, Éphèse avait déjà une longue histoire noyée dans les brumes d’un passé plus ou moins mythique que les fouilles, faites sur l’emplacement de l’Artémision, ont divulgué peu à peu. D’après Strabon1, les premiers habitants auraient été des Cariens et des Lélèges qui détenaient, d’après Pausanias2, les terres de la plaine. Les Lydiens eux, formant le gros de la population, étaient les maîtres et seigneurs de la ville. Autour d’eux, se pressait tout une foule de réfugiés, parmi lesquels des femmes de la race des fameuses Amazones qui habitaient près du sanctuaire de la ville sainte. Quoi qu’il en soit, vers le XIIe siècle, Éphèse était déjà une très vieille ville cosmopolite, marchande et religieuse, formée d’un amalgame d’éléments asiatiques, européens et égéens sur lesquels vint s’étendre, sans les détruire, l’émigration ionienne. D’après Athénée3, qui cite un vieil auteur de Samos, Créophyle, les premiers arrivants occupèrent un îlot situé en face de la ville et relié à la terre par les alluvions du Caystre, qu’on reconnaît aujourd’hui dans le petit mamelon de Kourou situé dans la plaine. Mais bientôt, les émigrants se trouvèrent à l’étroit dans leur île et ayant décidé de fonder un établissement, ils sollicitèrent selon la coutume l’assentiment du dieu de Delphes. On envoie donc un messager au grand sanctuaire phocidien au temple d’Apollon pour lui demander en quel endroit il faut bâtir la ville : « Il répondit de le faire au lieu même qu’un poisson leur indiquerait et où les conduirait un sanglier ». 1Géographe grec. 2Historien et géographe grec. 3 Rhéteur grec du IIIe siècle. Or un jour, des pêcheurs, qui s’étaient aventurés sur la côte « dans la région où est aujourd’hui la fontaine Hypélée et le port sacré, y préparaient un dîner de poissons. Un des poissons ayant sauté avec de la braise ardente, tomba dans les broussailles sèches et communiqua le feu au gîte où se retirait ordinairement un sanglier. Tout effrayé, l’animal se sauva, parcourant un grand espace de la montagne Tréchée, mais transpercé par plusieurs javelots que les pêcheurs lui avaient lancés, il tomba à l’endroit même où est aujourd’hui le sanctuaire d’Athéna ». Le présage ne pouvait laisser un doute à des esprits déjà subjugués par la puissance des dieux. Androclus, fils de Nélée, issu d’une famille sainte de l’Attique, choisi comme prêtre-roi par les émigrants, après avoir consulté l’oracle de Delphes, franchit avec ses galères les bras de la mer qui sépare l’îlot de la côte, assiège la ville, s’empare de la citadelle et en chasse la plus grande partie des Lydiens et des Lélèges. Il amenait avec lui, non pas Apollon mais Artémis à la courte tunique, établit son acropole sur le petit tertre de l’ancienne citadelle et donna aux colons, population agricole autant que maritime, la terre fertile de la vallée, d’après Strabon. Son premier soin fut de rendre hommage aux divinités protectrices : Athéna, la déesse de la mère patrie et Apollon, dieu de Delphes. Un temple d’Athéna fut élevé là où le présage s’était révélé et celui d’Apollon près du port. Athénée nous dit qu’un temple fut dédié à Artémis dans le marché : c’est le premier des trois temples archaïques dont on a retrouvé les vestiges et qui fut reconstruit au milieu du VIe siècle. L’ancienne Éphèse était située en bordure du golfe dans un paysage aimable et agreste, où l’on goûtait le charme de la variété et du mouvement après les grands horizons un peu monotones des plaines du Méandre (aujourd’hui Mendérèh) et de l’Hermon. De la colline où végète la petite bourgade d’Ayaslouk, identifiée comme la citadelle primitive, Éphèse s’étendait grâce aux quartiers marchands du port et la ville sainte du sanctuaire jusqu’à la mer et se répandait dans les terres grasses de la vallée. Force intermédiaire entre les caravanes de l’intérieur et les armateurs du port, elle s’enrichit par l’union du commerce continental avec le trafic maritime. Pendant tout le VIIe siècle et la moitié du VIe, Éphèse est une ville de commerce et de banque en rapport avec la riche et brillante civilisation lydienne et la voluptueuse Sardes. Mais elle fut encore un état sacerdotal et un centre religieux célèbre qui attira de toutes parts les pèlerins dont le coudoiement ne contribua pas moins que celui du marché au mélange de toutes les races et à l’institution du cosmopolitisme ionien. C’est autour de l’Artémision que se groupait cette vie religieuse. Les premières fouilles entreprises par Wood, puis par Hogarth, découvrirent sous le temple archaïque du VIe siècle les vestiges de trois autres temples successifs (le troisième et le plus grand étant de la dimension des temples grecs sans péristyle et en calcaire fin). C’est celui que construisirent Théodoros de Samos et Chersiphron de Crète, dont la plupart des colonnes, comme des bœufs en or, furent offerts par Crésus au sanctuaire. Le culte d’Artémis d’Éphèse était répandu dans toutes les villes de l’Asie Mineure et les villes grecques de l’Europe d’où il s’était étendu fort loin dans le bassin méditerranéen, à Rome, à Marseille, où l’emportèrent les Phocéens, et jusqu’en Espagne. Artémis paraît avoir été introduite à Éphèse par les émigrants ioniens : c’était une très vieille déesse de la nature sauvage et de la fertilité, fusion de la vieille déesse égéenne de la Terre-Mère avec quelque divinité agreste des peuples de l’Europe centrale importée en Grèce avec Apollon par les premiers Ioniens. Les principaux cultes en Grèce étaient ceux de l’Artémis Laphria à Patras, de l’Artémis Callisto en Arcadie et de l’Artémis Brauronia en Attique avec laquelle fut confondue à l’origine l’Iphigénie taurique. Tout une famille de divinités féminines s’était d’ailleurs propagée en Asie Mineure, déesse de la terre, des fauves, des oiseaux : Cybèle, Mâ la Terre-Mère, mère des fauves, dont les caractères ne sont pas sans analogie avec ceux de l’Artémis grecque originelle. Outre l’Artémis en forme de xoanon4 en bois et celle, ailée, entourée de bêtes ou d’oiseaux qu’on retrouve sur des vases, un cachet et une plaque d’ivoire et sur des reliefs archaïques, l’un des types courants de l’Artémis d’Éphèse est cette grossière image tombée, disait-on, du ciel, le corps serré dans une gaine conique d’où s’échappe une vaste poitrine aux multiples mamelles et dont la base foisonne de bêtes sauvages et d’oiseaux. 4 Statue primitive en bois, aux bras collés au corps. L’art grec transforma bientôt ce type barbare en une belle déesse chasseresse protectrice des animaux nouveau-nés et des bêtes des champs. Son Artémis, de « Dame des bêtes de la forêt », est devenue chasseresse, et par une transformation piquante de déesse-mère protectrice des enfantements, elle devint déesse de la chasteté. La vieille divinité appartenait à un âge où le rôle de la femme apparaissait surtout dans la maternité : l’Artémis vierge sera essentiellement la femme qui n’est pas mariée ou qui répugne aux liens du mariage. Cette conjecture paraît confirmée par les associations étroites et nombreuses que l’on voit à Éphèse entre Artémis et les Amazones indépendantes qui président à l’installation même du culte et qui ont les mêmes caractères de vierges fécondes, mais sont hostiles au mariage. Il est difficile de préciser jusqu’où fut poussée l’hellénisation du culte d’Artémis à Éphèse. Autour de son temple nous trouvons tout un personnel nombreux de prêtres et de prêtresses, de néocores (sacristains), de hérauts, de préposés à la garde-robe de la déesse, de joueurs de flûtes qui correspondent sensiblement au personnel des cultes grecs. Le mois d’Artémision, notre mois de mars, était consacré à la déesse et durant lequel on célébrait plusieurs fêtes, les Artémisies, où l’importance et la splendeur des jeux, des courses et des concours musicaux, ont dû effacer peu à peu les rites primitifs. On y promenait en procession la statue de la déesse portant une peau de bête sauvage et, plus tard, armée de l’arc et du carquois, ce qui en fit la Diane chasseresse. Quant à la déesse vénérée depuis longtemps à Éphèse, elle fut peut-être cette Dame Oupis dont le titre est donné à Artémis dans un hymne de Callimaque. Les émigrants helléniques fusionnèrent les deux cultes, mais laissèrent subsister quelques-uns des rites orientaux propices à la déesse, dont les traits principaux sont : la forme des images, la pratique des mutilations corporelles et la nature orgiastique de certains de ces rites. Sous les ordres du grand prêtre, on découvre tout un collège de personnages sacerdotaux, les mégabyzes (mégabyses), dont l’origine orientale paraît certaine. C’étaient des eunuques comme ceux de la Cybèle de Sardes et de celle d’Hiérapolis, les « galles ». Dans la grande excitation d’une fête forcenée, au son des flûtes et des tambours, à la vue du sang des sacrifiés, ils s’étaient mutilés violemment dans un élan frénétique et courant à travers la ville avaient jeté leur chair sanglante de maison en maison, puis s’étaient revêtus d’habits de femme et de tous les ornements de ce sexe. C’était là une survivance d’un vieux rite naturaliste destiné à aider la nature ou la divinité à accomplir leur œuvre de fécondation ou peut-être, un acte mystique de serviteurs de la divinité féminine. Pour s’assimiler à la déesse et pour entrer en communication étroite avec elle, suivant une conception propre aux cultes de l’Asie, ils s’efforçaient d’effacer, jusqu’aux extrêmes limites possibles, la différence des deux sexes. À la fête de l’Artémis d’Éphèse, une procession de ces Mégabyzes, auxquels venaient se joindre les « mélissa », les abeilles prêtresses d’origine orientale, s’exécutait en grande pompe. Note : Lire Éphèse de Félix Sartiaux, Hachette 1911 Vestiges de l’Artémision, ce temple, le plus grand des trois dégagés de sous celui du XIe siècle, était de la dimension des temples grecs ordinaires, sans péristyle et en calcaire fin. Il fut remplacé par celui dont Théodoros de Samos établit les fondations vers 580 et que construisirent Chersiphron de Crète et son fils Métagène vers 560. Crésus5 fit don au sanctuaire de la plupart des colonnes et des bœufs en or. Aux Artémisies d’Éphèse, se célébraient des mystères orgiastiques où des jeunes filles vêtues de tuniques légères exécutaient des danses érotiques. On retrouve d’ailleurs dans un grand nombre de cultes agraires primitifs ces rites comme un acte religieux ayant pour objet la fécondité du sol, des troupeaux et des hommes. Lorsque l’intelligence de l’homme se développa, ces rites anciens se conservèrent tout en s’atténuant. Ils survécurent pendant des siècles aux croyances disparues, mais prirent un sens profane et un caractère de réjouissance que l’on retrouve encore dans certaines fêtes grecques, notamment à celles de l’Artémis Brauronia en Attique. Après la victoire des Grecs, le centre de l’Histoire se déplace pour un temps de l’Orient en Grèce. Éphèse reste plutôt neutre dans ces événements, ce qui lui épargne les représailles. 5 Roi de Lydie devant sa richesse aux sables aurifères de la rivière Pactole. Restée assez tard sous la domination perse, elle devient au cours du Ve siècle tributaire alternativement d’Athènes, des Perses et de Sparte. Ses magasins se remplissent d’armes, son marché de soldats. Dans l’espoir de se livrer tranquillement au trafic, elle se soumet aux Perses, puis conclut des traités d’alliance et de commerce avec Rhodes. Enfin, en 334, Alexandre lui rend son indépendance. Mais son plus redoutable ennemi fut le Caystre sur les bords duquel elle avait construit son port. Roulant ses alluvions dans la plaine, il l’ensablait de plus en plus et la transformait en marécages, et au temps d’Alexandre, les navires de guerre n’y abordaient, pas plus que les trières marchandes ne circulaient dans la rade, hormis les bateaux de pêche aux voiles colorées. Sans contact suffisant avec la mer, son trafic déclina et lorsqu’elle se relâcha dans sa lutte contre le fleuve, elle périt. C’est ce que compris Lysimaque6, maître de l’un des empires élevés sur les ruines des conquêtes d’Alexandre et qui comprenait Éphèse dans ses possessions. Il résolut donc de transférer le gros de la population le long de la côte Sud-ouest de l’Ionie, en dehors de la zone d’action du Caystre. Ce fut dans un vallon au pied du Panayr Dagh, mont des pèlerinages, ancien mont Pion, que Lysimaque fonda la nouvelle Éphèse. Reliée à l’ancienne ville qui restait autour de l’Artémision par deux routes aboutissant à deux grandes portes, la nouvelle Éphèse s’ouvrait largement sur la mer à l’ouest et au sud par un nouveau grand port. Pour concentrer en un point unique toutes les forces productrices de la vie maritime alentour, Lysimaque détruisit les ports voisins de Lébédos et Cholophon et transporta leur population à Éphèse. Ce fut une entreprise considérable, mais le succès répondit à l’attente. Non seulement Éphèse s’enrichit, mais elle atteignit bientôt un développement considérable. Dépassant Milet sa rivale, elle devint le modèle le plus remarquable et le plus brillant parmi les cités hellénistiques, la véritable capitale, riche et prospère de l’Asie Mineure jusqu’au IIIe siècle après l’ère chrétienne avant l’invasion des Goths qui marquera sa chute définitive. Depuis la colline d’Ayaslouk jusqu’aux derniers contreforts du Bulbul-Dagh, temples et édifices publics, portiques et places, maisons foisonnèrent. 6 Roi de Thrace, un des généraux d’Alexandre. Le sanctuaire, où le droit d’asile, sans cesse étendu, à de nombreux réfugiés de toutes sortes, continua d’être le centre des fêtes, des pèlerinages et du débordement de toutes croyances, de tous les rites des religions orientales. Le temple était une des œuvres les plus colossales et les plus célèbres de l’Antiquité (l’autel avait été sculpté par Praxitèle). Cent vingt-sept colonnes ioniques, dont trente-six sculptées, offertes par autant de rois, le soutenaient. L’architecte et sculpteur Scopas avait décoré l’une d’elles. Elles s’élevaient sur un double socle formé d’une base rectangulaire, surmontée d’un tambour, tous deux sculptés en relief, dont le British Muséum a conservé un morceau d’un style admirable. Entre le temple et la nouvelle ville, s’étendaient les faubourgs et ses quartiers divers. On peut se figurer ce qu’étaient les quartiers populaires et la vie intense du port par l’aspect d’une ville moderne du Levant comme Smyrne par exemple. Des populations de toutes races, de toutes provenances s’y entassaient avec leurs costumes bigarrés. Il y avait les quartiers syriens, persans, égyptiens, grecs, bithyniens, juifs, où s’égaraient des troupeaux de chèvres, de moutons et de porcs et d’où montait un relent d’odeurs mélangées et indéfinissables. Marché de débarquement de tout ce qui vient d’Europe ou de l’Intérieur, les quais débordent de marchandises et de caisses. Les bazars, tendus de toiles délavées, retentissent du bruit et des cris des vendeurs, les longues files de chameaux, d’ânes ou de mulets déambulent, les caravanes promènent les cargaisons des hautes vallées du centre et sont chargées de fruits, de vaisselle d’or et d’argent, d’étoffes et de tapis de pourpre. C’est à la fois un entrepôt et une vaste hôtellerie avec ses cafés bourdonnants et leurs basses débauches. La ville pullule aussi de magiciens, devins, mimes et eunuques ; des marchands de médailles et d’amulettes encombrent les boutiques. C’est là, où l’astrologue Balbilius vivait, que se produisirent les miracles du fameux Apollonios de Tyane7 et où abondaient les formules magiques et livres de sorcellerie. C’était aussi le rendez-vous universel des viveurs et des courtisanes, des mignons, des danseuses et des joueurs de flûte. Les romanciers Xénophon et Pétrone en font le lieu de prédilection de leurs nouvelles amours. 7 Ou Apollonius, philosophe néo-pythagoricien. De nombreuses et splendides fêtes s’y déroulèrent et leurs souvenirs font renaître un peu de vie dans le champ désolé des fouilles faites par l’école autrichienne. Souvenirs, dans le grand stade au flanc du mont Pion, aux thermes colossaux, aux deux agoras à moitié enfouies dans les herbes grasses des marais, sur le sol de marbre encombré des débris de colonnes et d’architraves, restes écroulés d’immenses portiques, aux deux rotondes à colonnes, vestiges de monuments commémoratifs, à son gymnase qu’on devine à peine dans ses soubassements enfouis sous les herbes… Les Autrichiens ont encore déblayé un très beau monument, la bibliothèque celsienne, du nom de son fondateur Celsus8 gouverneur de la province d’Asie, et sur le flanc du mont, un odéon, petit théatre ou salle de concert édifié à l’époque romaine, dont les vingt-trois colonnes étaient surmontées de chapiteaux ioniques à têtes de taureau. C’est à ce moment, quand Rome était maîtresse de la région que saint Paul, au début du Ie siècle après J.-C., vint à Éphèse fonder l’une des plus anciennes communautés chrétiennes qui fut avec celle d’Antioche la communauté mère de toutes celles qui se répandirent en Asie Mineure. Paul avait créé l’église d’Éphèse mais tant s’en faut qu’elle resta sienne. Dans le pullulement des courants contraires, idées juives, alexandrines, conceptions orientales de toutes sortes, le daïmôn9 des disputes aux mille voix eut beau jeu de se répandre. Éphèse renia Paul pour Jean. Le bruit de ces disputes remplit les siècles suivants, l’esprit grec, épuisé, se bat contre du vent, du bruit et des mots. C’est de ces spéculations vides que s’emparera l’Église militaire de l’Occident pour imposer ses idées par le feu et par le sang. Puis, s’introduisit le farouche monothéisme musulman dont le fanatisme ne s’est pas émoussé à l’épreuve de la dialectique grecque. Sur le mamelon d’Ayaslouk, les conquérants dressent leur autel et transforment en mosquée le Saint Synode dont les pierres et les marbres avaient été dérobés à l’Artémision. 8 Celse, polémiste antichrétien du IIe siècle après J.-C.. Son « Discours vrai » fut réfuté par Origène. 9 Mot grec : la divinité sous forme impersonnelle, puis le démon. Théorie et expérience de puissance supra ou infrapsychiques, des esprits, archanges, fées, génies… Rencontre avec son propre destin pour l’être humain. Pendant ce temps, alors que les Goths mettent à sac l’Artémision, que Théodose fulmine contre le paganisme, le peuple poursuit ses dévotions aux génies dont il remplit le monde : dieux, déesses, âmes des héros, saints, grands magiciens… Les noms changent, le fond reste invariable. Il transforme Artémis Parthénos en Marie la Vierge mère de Dieu, et Artémis Kourotrophos en sainte Artémidos qui préside à son tour aux enfantements… Et de grands pèlerinages se font chaque année sur les lieux où vit toujours la divinité célébrée en grande solennité, le service de la pauvre villageoise, Maryam, femme d’un petit artisan juif, héritière de la grande Artémis, la toute puissante déesse des Éphésiens. « La Sibylle10 fait retentir sa voix à travers les siècles car Dieu l’y pousse » écrit Héraclite11 d’Éphèse. « C’est la voix d’Héraclite dans la plaine désolée du Caystre : Oupis, Léto, Artémis, Marie, Allah… De quelque nom que l’on vous nomme depuis les temps lointains où, dans un printemps radieux vous animiez les chats, les oiseaux d’Homère, parmi les fleurs d’eau sur les rives vierges du fleuve, vous avez soulevé les peuples et les avez livrés à la mort ; sans cesse vous avez changé de figure et de dessein, mais toujours vous êtes restés les mêmes, sibyllins et insaisissables ! ». « Tout s’écoule, tout marche, rien ne s’arrête » ; « Tout change et rien ne change, nous descendons dans le même fleuve et cependant nous n’y descendons pas… Nous sommes à la fois et nous ne sommes pas ». 10 Devineresse. Qui prédit l’avenir. 11 Philosophe, père de la pensée dialectique moderne. IV - Le Didyméion, à Milet, en Carie Le temple d’Apollon Didymæos, le grand oracle des Branchides1, était construit sur le domaine de Milet et administré par elle. La grandeur et la décadence de la cité, tout comme son sanctuaire, ne peuvent être dissociées : la renommée de l’un faisant la richesse de l’autre. Quand la prospérité de Milet est étouffée par la conquête des Perses, la voix de l’oracle se tait pour s’élever de nouveau quand la ville renaît. Toutes deux entrent en même temps dans la nuit, tant il est vrai que dans l’Antiquité, les choses divines et humaines sont confondues. De la baie de Kouvella, l’ancien port de Panormos, où, à l’époque classique, les Milésiens abordaient pour se rendre à Didymes par la voie sacrée des Branchides, on monte sur le dos du dernier plateau où dans la bourgade d’Hiéron se dressent les hautes colonnes du temple d’Apollon. Dans l’immensité, l’horizon lointain tout autour se développe : du Mycale au Latmos, des bois sombres du Griou à Halicarnasse et de là, par les îlots rocheux et déchiquetés de Léros, Patmos et Kalymnos, il se referme sur la masse grise de Samos. « Le sanctuaire d’Apollon à Didymes et son oracle sont plus anciens que l’immigration ionienne ». Le texte de Pausanias (prince spartiate) est formel et le fait que l’autel primitif du dieu se nourrissait du sang des victimes témoigne de sa très haute Antiquité. Hérodote nous dit que l’oracle était consulté par les Éoliens aussi bien que par les Ioniens. D’après Callimaque2, c’est Artémis que Nélée, le fondateur, dit-on, de Milet, amena avec lui ; et le dieu de la confédération ionienne n’était pas Apollon mais Poséidon. Un autre fait significatif est que la tombe de Nélée n’était pas à Didymes et que son autel s’élevait au cap Poséidon. Toutes ces indications confirment le texte de Pausanias malgré les légendes qui font dériver l’ancêtre de la famille prophétique des Branchides de Delphes. L’autel primitif dont il parle aurait été consacré au thébain Héraclès et des légendes cadméennes se mêlent en effet aux légendes apolliniennes à Didymes comme à Klaros (Claros) où s’élevait un autre sanctuaire du dieu. 1 Famille sacerdotale liée à l’oracle d’Apollon. 2 Poète, érudit grec. D’autre part, M. Farnell attire l’attention des affinités des cultes milésiens à ceux des Crétois : L’Apollon Delphinios, dieu crétois, a un temple à Milet ; l’Apollon Oulios, guérisseur honoré spécialement par les Milésiens d’après Strabon, paraît originaire de cette région ; enfin, à Didymes, Apollon était associé au Zeus crétois. C’est en tout cas, de l’époque ionienne que date la renommée de l’oracle Didyméen, le plus célèbre des oracles d’Apollon dans l’Antiquité après celui de Pytho (déesse de la persuasion). De toute part on venait consulter le dieu : Crésus lui consacra une masse d’objets précieux « égaux en poids et en valeur à ceux dont il fit don à l’Apollon Delphien ». Ex-voto en or et en argent, statues, plaques, coupes, vases, bijoux, colliers, ceintures qui pouvaient représenter une somme de trente millions. Le roi d’Égypte Néchao, après une victoire remportée sur les Juifs en 508, lui envoya le vêtement qu’il avait porté dans la bataille. Le sanctuaire était célèbre aussi par les œuvres d’art qui le décoraient. Une statue colossale3 du fameux sculpteur Canachos de Sicyone (Péloponnèse) fut placée dans la cella au VIe siècle et fut emportée (par Xerxès) à Ecbatane lors des ravages que firent les Perses sur le territoire de Milet après la défaite navale des Grecs près de Ladè. C’est après ce désastre que la fontaine, sourdant d’une fissure du rocher où était établi l’oracle, tarit, et le dieu déserta les lieux souillés pour ne reparaître qu’au temps d’Alexandre quand la ville fut rendue à la paix et à la liberté. Cette source ne manquait pas de merveilleux : jaillissant du promontoire de Mycale, elle passait sous le golfe de Milet et reparaissait au port de Panormos. La reconstruction du Didyméion se poursuivit pendant tous les IIIe et IIe siècles. Arrêtée par un pillage de pirates, elle reprit cinquante ans avant notre ère. Caligula vers l’an quarante après J.-C. en ordonne l’achèvement, mais à sa mort, les travaux cessèrent pour toujours. Le temple conçu sur un plan trop vaste pour les moyens dont disposait la ville, ne fut jamais achevé. En somme, l’oracle comme la ville, ne reconquit jamais sa gloire première, son prestige fut éclipsé par celui de Delphes et n’exerça jamais après sa destruction de 494 une influence comparable à celle du grand sanctuaire phocidien : l’effort de Milet avait été courageux mais disproportionné à ses forces. 3 L’Apollon Philésios par Pæonios d’Éphèse et Daphnis de Milet. Le caractère particulier de l’oracle était la divination. On sait qu’elle s’exerçait dans l’Antiquité de deux façons : l’observation ou l’expérimentation de certains phénomènes et leur explication. À Dodone, le bruit du vent passant dans les chênes était interprété par un collège de prêtres ; l’oracle de Zeus Amon se manifestait par les mouvements d’une statue articulée et promenée en grande pompe ; à Olympie, la divination consistait dans l’examen des entrailles des victimes après leur immolation. Il en était tout autrement à Delphes, Argos, Claros et Didymes : l’examen des signes jouait là un rôle accessoire, la pensée et l’action du dieu étant révélées par l’inspiration directe d’un prêtre ou d’une prêtresse, exprimée dans des paroles confuses, des mots sans suite qu’exhalaient les prophètes en extase. Cet état était provoqué par divers moyens : ils mâchaient des feuilles de laurier, buvaient de l’eau sacrée, montaient sur un trépied et enivrés par les vapeurs qui sortaient de la crevasse étaient transportés d’enthousiasme, saisis par la divinité et selon une forte expression, « enceints » du dieu. À Didymes, l’eau de la source sacrée était le véhicule de la participation à la divinité en la personne des prêtres appartenant autrefois à celle des Branchides, puis plus tard à celle des Énagelloi4. À l’inverse de Delphes, le prophète était d’abord un homme, mais par le développement des cultes mystiques de l’époque, les fonctions furent ensuite confiées à une prêtresse. Une fois introduits dans l’adyton5 et leur question posée, les fidèles se retiraient dans une chambre d’où ils pouvaient voir le prophète et entendre les sons qu’il proférait et que des prêtres attachés au sanctuaire interprétaient pour eux. On ne sait quelle était l’origine de cette forme mystique du sentiment religieux hellène et son rapport avec la divination par les signes : l’oracle de Didymes ne nous apporte aucune lumière à ce sujet. Il suffit donc de constater que cette sorte de sentiment existait en Ionie dès une époque très reculée et nous nous trouvons même au cœur du plus pur des cultes olympiens, celui du dieu en qui la conscience la plus haute de l’hellénisme a incarné toute sa vie artistique et intellectuelle. 4 Orthographe incertaine. 5 Adytum, sanctuaire secret. V - Les sources puissantes de l’art grec « L’Égypte, la Chaldée elle-même, par l’Assyrie et la Perse qui la prolongent jusqu’à nous, projettent leur ombre sous nos pas : elles ne nous sembleront jamais très lointaines. La Grèce primitive, au contraire, qui n’entre dans le monde que quand la déchéance a commencé pour elles, recule beaucoup plus dans l’imagination jusqu’au matin de l’Histoire. Il a fallu creuser le sol pour entrevoir l’humanité fantôme qui peuplait, avant l’Histoire, la Méditerranée d’Orient ; le mythe et l’histoire s’enchevêtrent. Tantôt, le symbole résume cent événements de même ordre, tantôt, c’est l’événement réel qui revêt pour nous les apparences d’une fiction symbolique » écrit Victor Bérard, traducteur de l’Odyssée dans les années 30. Les Phéniciens s’étaient avancés d’île en île, éveillant à la vie des échanges, les tribus des pêcheurs qui peuplaient les Cyclades, Samos, Lesbos, Chios, Rhodes, les rochers parsemant la mer étincelante, des montagnes de Crète et du Péloponnèse aux golfes d’Asie Mineure. Par eux, l’esprit sensuel et cruel de l’Orient, l’esprit secret des peuples nilotiques1 avaient fertilisé les flots : Danaos2 venait de l’Égypte, Pelops3 de l’Asie, Cadmos4 de la Phénicie. Pêche, cabotage, menus négoces, rapines et pirateries, tout un petit monde remuant de marins, de marchands et de corsaires vivant là, d’une vie médiocre et salubre, les pieds dans l’eau et le visage au vent ; et les marins apportaient leurs poissons et leurs olives dans des vases peints de plantes marines et de pieuvres, d’algues dépeignant la vie ondulante, grouillante et visqueuse des fonds, aux trafiquants de Sidon et de Tyr qui se pressaient au port. Il fallut des siècles sans doute pour que les tribus d’une même île reconnussent un chef et consentissent à le suivre au loin dans des expéditions vers les villes du continent d’où l’on rapportait des bijoux, de la vaisselle d’or, de riches étoffes… et des femmes. 1 De Neilos, Nil. Qui appartient au Nil. 2 Petit-fils de Poséidon, père des Danaïdes, il donna son nom aux Ioniens du Péloponnèse, les Danaens. Il régna d’abord sur l’Égypte. 3 Fils de Tantale, roi de Phrygie, maître d’Olympie, il conquit l’Arcadie. 4 Frère d’Europe et fils du roi Agénor. Il fonda Cadmée et Thèbes. Et c’est alors seulement que les Achéens5, les Danaens des vieux poèmes, entassèrent sur les promontoires fortifiés, ces lourdes pierres, murs cyclopéens, murs pélasgiques à l’ombre desquels les Atrides6 couronnés d’or, pareils aux rois barbares qui, deux mille ans plus tard, sortirent des forêts du Nord, s’attablèrent devant les viandes et les vins avec leurs familiers et leurs soldats… On a ainsi retrouvé leur vie accrochée aux flancs du vase rudement ciselé de Vaphio (tombe royale de Sparte), aux pans de murs restés sous les décombres de Tirynthe et de Cnossos, morceaux de fresques aussi libres que le vol des oiseaux de mer et d’un art terriblement candide mais déjà décomposé. Ils faisaient garder la porte de leurs acropoles par des lionnes de pierre à tête de bronze (citadelle de Mycènes fouillée par Schliemann) qui se soulevait pesamment, des taureaux poursuivis dans les bois d’oliviers, galopant, cabrés, chargeant les hommes, empêtrés dans de grands filets. Mais bientôt le Dorien descend du Nord en avalanche, roule sur l’Argolide et jusqu’en Crète, dévaste les villes, rase les acropoles. Les Phéniciens désertent les rivages du Péloponnèse, de l’Attique, de la Crète et les populations indigènes dispersées, essaiment de tous côtés, sur les rives de l’Asie, dans l’Italie du Sud. La Grèce légendaire entre dans une nuit épaisse et il faudra deux ou trois cents ans pour que Phéniciens et Achéens, chassés par l’invasion, retrouvent la route de ses golfes. Pour que l’étincelle jaillisse, il faudra que l’ancien Égéen, devenu Ionien, renoue les relations brisées ; alors, la flamme grandira très vite pour allumer sur la terre vierge, le foyer de l’intelligence le plus rayonnant de l’Histoire. « L’âme et l’art grec naîtront de cette combinaison malaisée d’éléments réfractaires. Ils y puiseront leur richesse neuve », comme l’écrit René Huyghe. Le soir, le berger dorien, ramenant ses chèvres de la montagne et le matelot, sa barque de la mer, se racontaient des fables éclatantes. La religion, la philosophie, l’austère et charmante âme des bâtisseurs de « Parthénon »7 en gestation dans un poème anonyme et confus grandissant : c’est l’éveil, c’est l’aurore de la Grèce à la vie dans une rumeur sourde et féconde. 5 De race pélasgique. De l’Achaïe, la Grèce des Romains. 6 Agamemnon, Ménélas sont des Atrides. 7 De parthénos, vierge. Temple dorique dédié à Athéna. Les habitants des rivages doriens, des îles du centre de la Méditerranée, voyaient venir à eux, à l’horizon, des voiles de plus en plus nombreuses. Au croisement de tous les chemins maritimes du monde ancien, leurs contacts avec les civilisations voisines se multipliaient jour après jour, sauf dans le Nord aux massifs tourmentés, ravins sauvages, grottes sinistres, pays des légendes primitives, où l’homme raconte son effort pour dompter la nature. La terre est accueillante, le climat moyen, doux mais assez rude l’hiver. Ni misère, ni richesse, non, la pauvreté : maison de bois, vêtements de peau, eau froide des torrents pour laver la poussière et le sang du stade. Une nourriture saine tirée de la nature, une religion naturiste, très fruste dans les croyances populaires : l’homme n’a pas peur des dieux et c’est à peine s’il connaît leurs prêtres. À peine encore si, au début, l’art de la Grèce se préoccupe des puissances ennemies. Ce souvenir s’inscrira aux frontons des temples : Zeus luttant contre Typhon ou Héraclès terrassant Échidna8 (musée de l’Acropole). Le temple, où règnent ces idoles, taureaux, serpents tortueux, visages étonnés à barbe verte, est déjà dans son principe ce qu’il sera aux grandes époques. À Corinthe, s’élève déjà un temple à colonnes trapues sortant droit du sol et montant d’un bloc jusqu’à l’entablement. L’esprit de l’Asie a laissé sa trace aux sculptures de ces temples. Les Apollons archaïques, athlétiques doriens, sont des statues souriantes et terribles et rappellent par leurs formes (jambe qui porte en avant, bras collés au torse raide), les statues égyptiennes. De toutes les régions du monde grec, des îles, des colonies lointaines d’Italie et d’Asie, les jeunes hommes viennent disputer à Olympie et à Delphes, la couronne d’olivier. Pour courir, pour lutter, pour lancer le disque, ils sont nus et les artistes qui assistent à ces jeux nationaux ont sous les yeux le spectacle des mouvements de la charpente humaine et du jeu complexe des muscles roulant sous la peau brune, écorchée et durcie par les cicatrices. La sculpture grecque naît dans le stade : elle mettra un siècle à en franchir les gradins et à s’installer aux frontons des Parthénons pour y devenir l’éducatrice des poètes et des philosophes. 8 Divinité monstrueuse, épouse de Typhon, moitié femme, moitié serpent. Mère du chien Cerbère, de la Chimère, de l’Hydre de Lerne… La Grèce, par l’Apollon dorien, passe de l’art primitif à l’archaïsme proprement dit. Sparte est loin des routes du vieux monde et maintiendra longtemps son égoïsme volontaire, mais Athènes est au centre de la Méditerranée orientale et le point de rencontre de l’élément dorien qui remonte du sud vers Corinthe, Égine et l’Attique, et l’élément ionien qui lui apporte, au travers des myriades d’îles, l’esprit artistique de l’Asie, assoupli par l’habitude du négoce, de la diplomatie et de la contrebande. Dès la fin du Vie siècle avant notre ère, l’art dorien, l’art ionien voisinent partout, sans s’être encore bien reconnus : l’art attique qui sera, dans son âge adulte, la grande sculpture classique, austère et vivante, naîtra de leur union. Jusqu’à l’épanouissement complet de son art, la Grèce a peint ses dieux et ses temples, bariolés de bleus et de rouges, bien vivants, comme des hommes et des femmes. Ils s’animaient avec le jour, participaient aux surprises et aux fêtes de la lumière et remuaient au fond de l’ombre commençante. Ils appartenaient à la foule qui grouillait au pied de l’Acropole, affairée, bruyante et familière. Les temples et les monuments, couverts d’ocre, de vermillon, de vert d’azur et d’or, renvoient aux tons du ciel, de l’espace marin, de la mer violette ou bleue, comme ils marient leurs formes à celles des golfes sinueux et des collines. Les étranges femmes de l’Acropole nous révèlent la signification vivante de la polychromie après nous avoir dévoilé l’âme miraculeuse et fatiguée de l’Asie recouvrant sa force et sa foi au contact d’une énergie vierge qu’elle éclaire d’intelligence. Les petites idoles peintes, les orants9 étonnés et barbares de l’Acropole primitive, sont au point de tension le plus haut de la pensée grecque, à l’instant décisif où le génie humain va choisir la route à prendre : et c’est pour cela que nous les aimons. Athènes, à la tête des villes grecques, va tremper sa force physique dans le sacrifice et la souffrance et va léguer à la génération suivante des réserves intellectuelles qui jailliront à foison en marbres, en tragédies, en odes triomphales. Au-delà du Parthénon même, les sites de la Grèce et à l’entour, les musées plus ou moins fortunés des deux mondes nous conservent, malgré l’œuvre du temps et les pillages, ces trésors dispersés d’une plastique inimitable. 9 Statuette en attitude de prière. Ainsi toujours, au cours de notre longue histoire, l’épanouissement de l’esprit suit le grand effort premier, animal, primitif, et les hommes d’action engendrent les hommes de pensée.