VIII- Les écritures anciennes de l’Orient

Article I. Les écritures anciennes de l’Orient De nombreux monuments ou villes de l’Orient sont enfouis depuis des siècles sous les sables du désert ou les alluvions des fleuves : nos connaissances de l’Antiquité peuvent donc s’enrichir chaque année de nouvelles trouvailles grâce aux fouilles entreprises ici et là. Il est cependant nécessaire pour l’historien de posséder des textes écrits pour compléter le travail archéologique, mais on ne sait pas les lire le plus souvent. Si l’on veut par ailleurs réussir à déchiffrer ces énigmes, il faut posséder deux textes dont le contenu est identique, écrits dans deux langues différentes dont l’une est déjà connue : l’hébreu par exemple, encore parlé de nos jours, aida à déchiffrer les autres langues sémitiques de l’Orient . C’est ainsi que l’on a déchiffré la langue des Phéniciens dès la fin du XVIIIème siècle, puis celle des Égyptiens en 1822, celle des Assyriens et des Chaldéens vers 1860, et enfin celle des Hittites en 1925 ; l’écriture des Crétois, en revanche, garde encore son secret. Parfois, ce sont les statues elles-mêmes qui livrent leur nom et celui de leur temple : il en fut ainsi en Mésopotamie, sur les rives de l’Euphrate, où un jeune archéologue français fouillait un monticule qui s’appelle aujourd’hui Tell al-Hariri. Une statuette d’un personnage debout portait dans son dos une inscription de huit lignes sur laquelle il se proclamait le roi Langi Mari, et deux autres statues mentionnaient que ces ex-voto étaient voués à la déesse Ishtar. Depuis cinq mille ans reposait donc ici le temple d’une déesse antique dont les ruines nous révélèrent des monuments d’un art très poussé . Le déchiffrement passe aussi par d’autres biais : les Suméro-Babyloniens ont gardé dans leur langue nombre d’idéogrammes primitifs, lesquels, par un seul signe représentent un mot, un objet, et que l’on a retrouvés sur les tablettes de Boghaz-Keuï ; ainsi, ignorant comment les Hittites les prononçaient, on a su du moins ce qu’ils représentaient et l’on a pu présumer du contenu de la phrase. Les tablettes de Boghaz-Keuï, qui provenaient des archives royales furent toutes rédigées en écriture cunéiforme ; un certain nombre est en langue akkadienne, ensemble des deux langages assyrien et babylonien qui fut la langue diplomatique de l’époque : ce sont les traités de paix qu’échangea le roi du Hatti avec ses pairs ou ses vassaux ; certains textes scientifiques employant également l’akkadien au sein de cette culture mésopotamienne, dont procédèrent les autres civilisations de l’Asie Antérieure. L’akkadien jouissait alors auprès des scribes de la même faveur qui s’attacha au latin pendant la période européenne du Moyen Age. Les autres tablettes de Boghaz-Keuï étaient matériellement lisibles lors de leur découverte, puisque leur écriture était en grande partie le cunéiforme, ou présentait des idéogrammes connus, mais leur langue restait mystérieuse et leur déchiffrement commença après la mort de Winckler en 1913. Des influences étrangères, qu’on présume indo-européennes et qui dénaturent le caractère de la langue akkadienne, sont venues se greffer sur la langue des populations déjà établies en Asie Mineure : ce fut ce langage d’importation que les uns ont appelé « hittite » et d’autres « nésite » ; ce dernier terme vient de la ville de Nesá, capitale des envahisseurs indo-européens lorsqu’ils s’installèrent en Asie Mineure. Une inscription de Boghaz-Keuï décrit une cérémonie, au cours de laquelle le portier du palais appelle les fonctionnaires par leurs titres ; il les exprime en une langue qui n’est pas le nésite, dont la traduction vient après et qu’il appelle du « hatti » ; ce hatti est une langue de type asianique dans laquelle il est fait un usage intensif des préfixes et que l’on rapproche des idiomes du Caucase. Beaucoup de ses termes ont passé dans le nésite, mais l’on doit souligner que ces Hatti sont les véritables Hittites, des Asianiques, et que les Nésites n’ont aucun droit à porter le nom d’Hittites, même s’ils ont rendu ce peuple célèbre. Sur ces mêmes tablettes, d’autres termes traduits ou non en nésite, sont qualifiés de langue des « Hurri » : cette fois nous sommes en présence d’un idiome asianique très proche de celui dans lequel fut rédigée une lettre de Tusratta, roi du Mitanni et qui fait partie des lettres de Tell al-Amarna ; on y retrouve un élément indo-aryen qui s’ajoute au nésite : situation linguistique exactement parallèle à celle de l’Asie Mineure qui présente, elle, un apport d’éléments indo-européens. A côté des tablettes cunéiformes écrites dans l’une des langues que nous avons énumérées, les Hittites se servaient d’une écriture hiéroglyphique dérivée d’un stade langagier plus ancien, où l’on représentait simplement l’image de la chose que l’on voulait désigner ; l’écriture se composait donc de diverses parties (tête, main, pied etc.) du corps humain, de têtes de certains animaux, d’oiseaux, d’objets, que dans certains cas l’on ne peut déterminer ; mais une simple comparaison montre que si le principe est le même, les hiéroglyphes égyptiens ne sont pas comparables à ceux des Hittites car il s’agit de deux systèmes différents. Comme leur sculpture, les hiéroglyphes des Hittites ont quelque chose de massif que n’ont point ceux de l’Égypte : sculptés en relief et se détachant sur le fond de la pierre, ils constituent avant tout une écriture monumentale, quoique ils aient été employés pour les sceaux. Le côté vers lequel ils sont tournés indique le sens de la lecture, après quoi l’écriture poursuit le chemin des bœufs au labour. Ce type d’écriture se rencontre en Anatolie et en Haute-Syrie, par exemple à Karkemish, où de très longs textes se composent d’hiéroglyphes. Dès la découverte des pierres de Hama, les tentatives de déchiffrement commencèrent mais ne purent aller loin, faute d’inscription bilingue ; c’est alors qu’on vit passer dans le commerce une empreinte de sceau, appelée « bulle de Tarkondémos », faite sur une lamelle d’argent en segment de sphère, qui représentait, au centre, un guerrier vêtu du manteau, comme on en voit sur une des bases de colonne provenant de Boghaz-Keuï. En exergue, une inscription cunéiforme et autour du personnage, des hiéroglyphes hittites répétés en deux groupes identiques. Les archéologues se mirent alors au travail et l’on doit beaucoup pour cette période à la patience et aux efforts de A. H. Sayce. En raison du style des éléments cunéiformes, on date la bulle du XIIème siècle, quoique le style du personnage la ferait plutôt attribuer au XIIIème. Un autre sceau bilingue, celui de Suppiluliuma, a été découvert depuis : on y remarque une sorte de cartouche, composé du disque solaire ailé et de deux hiéroglyphes donnant le nom du roi, qui rappellent deux colonnes à chapiteau pseudo-ionique ; ces colonnes sont en réalité le signe de la royauté, comme le parasol qui peut surmonter la tiare royale en signe de puissance. Il paraît donc résulter de toutes ces recherches qu’un nouvel élément indo-européen se superpose à l’élément asianique proto-hittite d’Asie Mineure, comme un élément indo-aryen se superpose à l’élément asianique hurrite de Haute-Syrie. Toute la glyptique des Proto-hittites, imprégnée, soit d’influences sumériennes anciennes (identité de certains motifs, composition un peu confuse), soit d’influences artistiques contemporaines de Sumer-Akkad (les présentations, la déesse nue), offre cependant nombre de particularités qui seront les caractéristiques de l’époque hittite (le taureau-autel, les petits personnages en marche, les dieux montés sur des animaux). Ainsi l’art des cylindres de la population sémitique de Cappadoce, influencé par son milieu d’évolution, s’imprègne des coutumes et du goût local qui, développés plus tard, se retrouveront dans l’art hittite. C’est au IIème millénaire avant notre ère que nous est révélée par les tablettes « cappadociennes » la présence d’une société sémitique installée en Anatolie. C’est en 1881 que M. Pinche remarqua, au British Museum, deux tablettes dont l’écriture rappelait les signes de la IIIème dynastie d’Ur : par une heureuse intuition, confirmée par la suite, il les attribua à la Cappadoce dont on ne possédait rien encore. Ces tablettes sont d’ordre commercial : la première, une empreinte de cylindre dont la légende est une dédicace à Ibi-Sin, le dernier roi de la IIIème dynastie d’Ur, et la seconde, une empreinte de cylindre citant un Sargon d’Assyrie, qui régna aux alentours de 2000 avant notre ère. La langue de ces documents est un akkadien qui touche plus au vieil assyrien qu’au babylonien et les noms propres employés, de frappe sémitique ou assyrienne, utilisent souvent le nom d’Assur, dieu de l’Assyrie. Essentiellement commerciales, ces tablettes sont des archives où sont mentionnés les comptes, ordres et transactions de grands marchands qui mettaient sur pied des caravanes pour l’Ouest, vers l’Asie Mineure et probablement jusqu’à Assur ; elles nous révèlent l’existence d’un « Bazar », espèce de chambre de commerce qui réglait les prix et les contestations. Nous pouvons identifier, grâce à ces tablettes, bon nombre de lieux situés dans ces régions occidentales de l’Asie et obtenons une vue assez nette du commerce de l’époque : la société sémitique y jouait un rôle important, que l’on a trop souvent tendance à sous-estimer . Dans les tablettes dites « de Kirkouk », publiées en 1896, nous pouvons nous rendre compte de la dispersion de la population hurrite en Asie Occidentale au cours du IIème millénaire ; la ville de Kirkouk, située sur les premières pentes du Kurdistan, est arrosée par le Khassa-Chaïs, affluent du Tigre, qui prend le nom d’Adhem dans son cours inférieur ; au IIIème millénaire, elle se trouvait en plein pays Guti dont les montagnards s’imposèrent en Babylonie pendant plus d’un siècle. Or ces Guti ne sont pas des Sémites et on a pu, par erreur, identifier Kirkouk à leur capitale Arrapha. Le contenu de ces tablettes jette un jour curieux sur la civilisation de la région, mais un fait capital est à noter : l’abondance des noms d’origine hurrite, en particulier des noms propres, car ce sont en général des contrats, des listes de corvéables et de bénéficiaires. L’écriture des tablettes de Kirkouk est comparable à celle des tablettes de Tell al-Amarna et de Boghaz-Keuï, et appartient indifféremment aux systèmes babylonien et assyrien. Leur date nous est donnée avec précision par l’empreinte du sceau de Sausatar, roi du Mitanni, qui régna vers 1450 av. J.-C. Il faut cependant signaler que les fouilles pratiquées à Nuzi ont révélé, sous la couche des tablettes de Kirkouk, plus de deux cents autres tablettes contemporaines de la dynastie d’Agadé, sur lesquelles on remarque l’absence totale de noms hurrites, malgré l’influence de cette civilisation, attestée à la même époque dans la région de Samarra. A Ras-Shamra enfin, la présence des Hurrites est également avérée ; sur ce site, voisin de Lattaquié, les objets découverts et les tablettes en caractères alphabétiques dérivés du système cunéiforme démontrent qu’en cette région extrême de la Syrie, pendant le IIème millénaire, la population phénicienne subit non seulement l’influence de l’Égypte, mais aussi, et surtout, celle de Chypre. Des tablettes qui, elles, furent écrites dans le système cunéiforme habituel ont démontré la nécessité pour les Assyro-Babyloniens ou Akkadiens de connaître le sumérien, ce qui conduisit les scribes à composer des lexiques où chaque terme sumérien est expliqué par un terme akkadien. Une des tablettes de Ras-Shamra reproduit un lexique qui remplace, lui, l’akkadien par une langue inconnue sur laquelle les avis des savants archéologues sont partagés. Un autre texte de ces tablettes, écrit dans l’alphabet cunéiforme, mentionne la réaction des gens de Ras-Shamra, ancienne Ugarit, contre les étrangers, Hittites, Hurrites, gens de Subaru, de Qadesh, de Chypre, également contre les Ioniens et leur roi Nicomède. On peut donc en conclure qu’au milieu du IIème millénaire l’expansion hurrite est attestée dans tout le pays de Canaan et la Haute-Syrie, le nord de la Mésopotamie et tout le territoire d’Assyrie jusqu’aux monts Zagros ; c’est le peuple hurrite que l’on voit généralement dans les Horites de l’Ancien Testament, qui étaient installés au sud de la mer Morte. L’étendue de la civilisation hurrite en Asie Mineure se révèle également dans l’art de ces régions, notamment dans les empreintes de cylindres-sceaux des tablettes dites « de Kirkouk » que nous venons d’évoquer. La glyptique de Kirkouk est semblable à la glyptique cappadocienne, et s’apparente surtout à l’art sumérien qui est à la base de toute l’activité artistique de l’Asie Occidentale ancienne : on y retrouve en effet cette pléthore de motifs propre à l’esthétique sumérienne, qui contraste avec la simplicité un peu austère des cylindres kassites de même époque. La glyptique de Kirkouk présente une autre particularité : l’artiste se sert d’un poinçon mû à l’archet pour délimiter, au moyen de quelques cupules maintenues qu’il réunit ensuite par un large trait, les parties pleines de son modelé. Cette technique, en usage dans tout le nord de la Mésopotamie et en Élam pour la période archaïque, jouira d’un regain de faveur en Haute-Syrie durant la période de Kirkouk. Deux influences étrangères sont nettement perceptibles : celle de l’Égypte tout d’abord, à laquelle appartient l’adoption du disque ailé dont le symbolisme est évident – le soleil dans sa course – et qui apparaît en Asie Occidentale au cours du IIème millénaire. L’on représentait souvent ce disque escorté par des génies qui semblaient le soutenir en maintenant sous lui un trône ; ces génies sont empruntés à 10 Ouvrage de référence : Civilisation des Hittites et des Mitanniens, par le Docteur G. Coutenau, Conservateur au musée du Louvre. des représentations plus anciennes où des personnages à la silhouette de Gilgamesh ou d’Enkidu tiennent une hampe surmontée d’un symbole divin. Sous le règne d’Aménophis IV, ce disque du soleil était muni de longs bras grêles, dont les mains caressaient le roi placé au-dessous de lui ; or, on distingue sur l’obélisque brisé de Téglath-Phalasar Ier deux mains bien dessinées sortant du disque et se tendant vers le roi d’Assyrie pour lui remettre un arc. D’autre part, l’influence égéenne est surtout marquée, en dehors des cylindres eux-mêmes qui sont importés de Chypre, par la forme que revêt l’arbre sacré. Motif extrêmement ancien, l’arbre sacré dérive, pour chaque région, des essences qui y sont le plus répandues. À Sumer, c’est le palmier ; au temps d’Agadé, c’est le conifère qui vient du Nord-Ouest et s’installe en Elam ; dans la sphère d’influence égéenne, l’arbre sacré est encore le palmier, mais stylisé au point de n’être plus qu’un ornement décoratif : il se compose d’une palmette terminale épanouie, entourée de volutes qui se recourbent symétriquement le long de la tige ; de chaque côté sont deux gardiens, soit des génies, soit des animaux, bouquetins ou lions. La glyptique de Kirkouk puise l’origine de ses motifs à la source, c’est-à-dire dans l’art sumérien : la tresse en forme d’écheveau orne ainsi de nombreux cylindres et l’on rencontre sans cesse Gilgamesh combattant le lion ou le taureau. Des combinaisons diverses jaillissent des motifs primordiaux : l’arbre sacré sera remplacé par le bouquetin, son auxiliaire habituel, et les deux animaux qui l’entourent deviendront des lions ou des sphinx ailés qui l’attaquent ; le disque ailé se combinera avec l’enseigne que tenaient les génies, et ces derniers continueront à soutenir, par sa hampe, le nouveau symbole ; enfin, vieux souvenir de l’art de Sumer et notamment de la glyptique de Farah, les animaux seront entrecroisés ou même soudés par une partie de leur corps pour réaliser un motif décoratif. Les représentations d’animaux sont parfois disposées en frises, semblables aux processions du grand art hittite, dont les guerriers de Iasili-Kaïa sont un exemple, caractérisé par l’allure décidée et la marche rapide des personnages. Un groupe important de cachets, dont les tablettes reproduisent les empreintes, constitue la glyptique des Asianiques : ce sont le plus souvent des cachets ronds, de très petit diamètre, qui sont, en raison de leur exiguïté, ornés de motifs assez simples : spirales, aigles à une ou deux têtes dans un encadrement en tressé, oiseau perché sur une patte dont la tête et le bec, rejetés de chaque côté de son corps, tendent à en faire un motif stylisé et décoratif. Quand le diamètre du cachet augmente, des animaux y sont représentés dans un enchevêtrement qui nous ramène à l’art sumérien archaïque. La forme de ces cachets est assez caractéristique : ils sont en tronc de cône et la tige, plus mince que la rondelle qui porte la surface gravée, souvent striée de raies horizontales, se termine par un renflement percé d’un trou. Cette série de cachets, représentant l’influence sumérienne en milieu sémito-asianique, accompagnera toute l’histoire des Hittites en parallèle avec le développement des cylindres, qui représentent, eux, une influence asianique plus pure.