VI – Le choc judéo-chrétien

  I - La Palestine ancienne et les tombeaux juifs La Bible est très sobre de renseignements sur l’aspect que présentaient les villes israélites, si l’on excepte la ville de Jérusalem, où l’intérêt pour les Lieux saints et le Saint-Sépulcre continuent à attirer les pèlerins du monde entier. La vallée de Josaphat elle aussi possède quelques monuments funéraires dignes d’être signalés. Le premier, celui des prophètes, est un caveau circulaire d’où partent des galeries présentant un assez grand nombre de niches, mais on n’en connaît ni la date de construction ni l’histoire. Puis, celui d’Absalon, un monolithe cubique, dont la base est taillée dans le roc et la partie supérieure en maçonnerie. « Elle se compose, dit le guide, d’un dé carré surmonté d’un cylindre qui se termine par un sore figurant un énorme câble tordu, le tout surmonté d’une sorte de pyramide évidée en gorge et couronnée d’une touffe de palmes ». La date de ce monument, qu’on désignait autrefois sous le nom de tombeau d’Ézéchias, est inconnue. On le croit contemporain d’Hérode. Dans le même groupe de rochers, est un riche fronton orné d’acrotères et de rinceaux auquel on a donné le nom de tombeau de Josaphat. Là encore, deux autres monuments se remarquent connus sous les noms de tombeaux de saint Jacques et de Zacharie. Enfin, il faut encore mentionner la retraite des apôtres. Il s’agit d’une frise dorique, offrant des métopes séparées chacune par un triglyphe et supportées par des colonnes. Suivant la tradition, les apôtres auraient trouvé en ce lieu un refuge après l’arrestation de Jésus-Christ. Au nord de Jérusalem, se trouvent d’autres monuments que l’on désigne sous le nom de « tombeaux des rois » : un plan incliné, placé entre deux murailles, aboutit à une paroi verticale dans laquelle est percé un soupirail donnant sur une sorte de citerne… Dans la muraille de gauche, une porte en plein-cintre à demi enterrée ouvre sur une large cour carrée ; dans la muraille du fond est pratiqué un large vestibule soutenu par deux colonnes à demi brisées. Tout le long de ce dernier, court une longue frise sculptée avec une délicatesse et un goût exquis… Le centre de la frise est occupé par une grappe de raisins, emblème de la Terre promise et type habituel des monnaies asmonéennes. Après avoir franchi un corridor, on pénètre dans une antichambre percée de trois portes. Celle du milieu ouvre sur un caveau renfermant neuf cases pratiquées dans le rocher pour recevoir des cercueils, les autres donnent dans des chambres contenant chacune trois couchettes. Quelques-unes sont munies, à la partie supérieure, d’entailles destinées à contenir les lampes sépulcrales et c’est dans une de ces chambres que M. de Sauley a découvert les deux morceaux du très beau sarcophage qu’on peut aujourd’hui admirer au Louvre. Ce monument, qui était seul dans une cellule, occupait la place d’honneur dans le caveau et l’éminent archéologue croit voir en lui le tombeau élevé par Salomon à son père David. Quoi qu’il en soit, sa décoration est extrêmement intéressante et son style n’a pas d’équivalent dans d’autres pays. Voici la description de la décoration du couvercle : « Deux grandes bandes rectangulaires encadrées dans une torsade se montrent à droite et à gauche : dans chacune de ces bandes se voient deux cordons de triples feuilles d’olivier accompagnées de deux olives… Entre ces deux bandes, règne d’un bout à l’autre du couvercle, un très beau rinceau double en entrelacs qui part d’une triple palmette et offre en position symétrique un pampre, une grappe, une anémone, un triple lis, une triple pomme de cèdre, une triple grappe de raisins et un triple gland. Une des extrémités, assez bien conservée, nous montre comme décoration une triple palme, des aisselles de laquelle s’élèvent deux lis ; sur les côtés sont placés deux anneaux… Rien n’est plus élégant que l’ensemble de ces ornements empruntés au règne végétal ; toutes ces figures en relief ont été enlevées à la râpe et l’on n’aperçoit pas trace de l’emploi du ciseau ni celui du trépan : c’est donc un art peu avancé qui a été employé à la construction de ce curieux débris ». On a donné à un autre monument à peu près semblable le nom de « tombeau des juges ». Il renferme plusieurs chambres dans lesquelles on trouve environ soixante niches funéraires dont certaines sont reliées deux à deux au moyen d’anneaux arrondis. Sous la domination des Maccabées1 et plus tard sous celle des premiers Macédoniens, des artistes venus de Grèce ou d’Asie Mineure s’établirent en assez grand nombre en Palestine. C’est ce qui explique le style des monuments, et principalement des tombeaux, dont la plupart furent, sinon élevés à cette époque, du moins restaurés et modifiés d’après un goût qui se ressent de la présence de ces étrangers. 1Tribu de Judas et de ses frères. Les Juifs, dont la littérature poétique a tant d’importance, paraissent avoir eu également le goût de la musique, mais ils n’étaient nullement portés sur les arts plastiques, dont le développement aurait été arrêté par leur loi religieuse qui proscrivait absolument les représentations figurées. L’emblème qu’on retrouve le plus souvent sur les très rares monuments que ce peuple nous a laissés est la grappe de raisin. Elle apparaît sur plusieurs monnaies ainsi que sur des instruments de musique tels que la trompette et la cithare. Ces monnaies, qui remontent au temps des Maccabées, sont d’ailleurs d’un travail excessivement grossier. À la suite de la grande insurrection qui eut lieu contre les Romains, Jérusalem fut prise et détruite de fond en comble par Titus et à partir de ce moment, les Juifs cessèrent de faire une nation distincte. Un monument qui se rattache à cet événement, le bas-relief qui décore l’Arc de triomphe de Titus à Rome, montre les Romains emportant triomphalement après leur victoire, les objets sacrés qui décoraient le temple. C’est peut-être là une représentation unique de ces objets parmi lesquels on remarque le fameux chandelier à sept branches, la table des pains de proposition et les trompettes sacrées. Jérusalem était assise sur plusieurs collines. Celle de Sion, où se trouvait l’ancienne citadelle, puis la colline d’Akra qui vit l’agrandissement de la cité à l’époque de David et où se situe aujourd’hui le Saint-Sépulcre ; à l’est, la colline de Moriyat où, selon la tradition, Abraham conduisit son fils Isaac pour le sacrifier et où s’élevait le fameux temple de Salomon. Cependant, ce fut à Hébron que furent ensevelis Abraham, Isaac et Jacob. *** II - Les débuts du christianisme à Rome Auguste avait réussi à faire déifier son père défunt César, à le faire honorer comme divus Julius et à lui faire consacrer un temple et des prêtres. Il est compréhensible qu’après sa mort, il se soit assuré le même culte sous le nom de divus Augustus et la consécration se continua sous les Flaviens, les Antonins et les Sévères. Si le culte de l’empereur vivant ne rencontra pas d’obstacles en Orient, il n’en fut pas de même à Rome, où il était inconcevable : on pallia les difficultés en honorant le « génie » de l’empereur régnant par analogie au culte rendu au génie du pater familia1. Le culte de l’empereur prit sa place auprès des dieux Lares de l’État. On lui offrait des sacrifices et on l’invoquait dans les serments. Dans l’armée romaine, le buste de l’empereur prit place au-dessous des aigles des légions et c’était devant l’autel de l’empereur que les recrues prêtaient serment. Cependant, il existait des gens à qui leur conscience interdisait de reconnaître le caractère divin de l’empereur, et en général de tout autre dieu, sauf celui devant lequel ils s’inclinaient. C’est ce qui advint pour le christianisme, incompatible avec tout autre religion, et par conséquent, avec le culte de l’empereur. En admettant qu’il en fut de même pour le judaïsme, on doit noter que cette religion était limitée à un petit peuple, tandis que dans le christianisme, il s’agissait d’une religion qui avait des adeptes dans toutes les populations de l’Empire. Le judaïsme est une religion « ethnique », sans prosélytisme universel, à l’inverse du christianisme ou de l’islam. Né au début même de cette période dans la lointaine Galilée, après s’être répandu grâce aux apôtres dans les communautés des prosélytes de la « dispersion », le christianisme avait consolidé sa situation au cours des trois premiers siècles en tant que dogme dans la lutte contre les hérésies, et en tant qu’Église, il avait défendu et élargi le cercle de ses adeptes au milieu de l’océan païen qui l’environnait de toutes parts. Par suite de l’interdiction d’offrir des sacrifices ailleurs qu’à Jérusalem, les juifs, groupés dans les cités et les capitales (Alexandrie, Pergame, Thessalonique, Corinthe et même Rome), ne pouvaient pas avoir un culte de temple, mais seulement un culte de synagogue. ———————————————————————————— 1 Ce détail, noté par l’auteur, est intéressant. L’Occident, d’influence celtique et germanique, honore l’individualité libre et répugne à diviniser un tyran, contrairement aux autres peuples orientaux et méridionaux (NDE). Ce furent les juifs de la « diaspora », de la « dispersion » qui se distinguèrent ainsi des juifs palestiniens. La synagogue n’ayant pas l’exclusivité du temple enrôlait volontiers des prosélytes surtout parmi les Hellènes : ce fut chez ces derniers que la nouvelle religion chrétienne recentra le plus d’adeptes. (Le christianisme fut donc bel et bien une sorte de schisme, mais en même temps de prolongation universaliste du judaïsme, en se départissant du caractère étroitement ethnique de ce dernier. NDE) Cette lutte contre le paganisme se signale du côté chrétien par une autodéfense littéraire, et du côté païen par des attaques de même nature et des mesures administratives. Les trois premiers siècles de l’histoire du christianisme sont « l’époque de sa persécution ». Dans les communautés, en particulier au 1er siècle, l’attente eschatologique1 de la fin du monde était très vivante chez les chrétiens. À cause de cette mentalité, ils encouraient à Rome le reproche d’odium generis humanum2. Néron en profita, après le grand incendie de Rome en 64, pour déclencher sur les chrétiens la colère de la population sans gîte. Ce fut la première persécution. Domitien avait été particulièrement strict sur le respect du culte des empereurs et son intransigeance avait provoqué des conflits ; aussi, le fait d’appartenir à une communauté chrétienne avait été proclamé « crime » qu’on pouvait interpréter comme sacrilège ou comme crime de lèse-majesté. C’est en se plaçant sur ce terrain que les empereurs déclenchaient désormais les persécutions, non seulement sous Domitien, mais sous Trajan et Marc-Aurèle. Néanmoins, il s’agissait de persécutions contre des individus isolés. La situation changea sous l’empereur Dèce. Vers cette époque, l’Église avait réussi à se développer et à se consolider comme une sorte d’état dans l’État, avec sa magistrature, son administration, son organisation judiciaire. Aussi, quand en 248, sous l’empereur Philippe l’Arabe, Rome célébra le millénaire de sa fondation, la différence entre les deux États devint particulièrement visible ; le résultat fut tout d’abord un massacre et l’année suivante, une persécution systématique sur l’ordre de l’empereur. Mais à la différence des précédentes, cette persécution fut dirigée contre l’Église en tant qu’Église et surtout contre sa magistrature, le clergé. 2 En effet, pour les chrétiens, dès la séparation du corps, l’âme paraît devant Dieu et est jugée. 3 Haine de l’espèce humaine. La mort de l’empereur y mit fin pour un temps ; elle se renouvela pourtant avec la même forme sous Valérien, Aurélien et avec une force particulière sous Dioclétien. Cette épreuve fut toutefois la dernière. Au moment de l’abdication de cet empereur, l’impossibilité de maintenir cet état d’hostilité devint de plus en plus visible, tant cette religion s’était ancrée profondément dans tous les organes de l’Empire, augmentant considérablement le nombre de ses adeptes. Bien qu’il fût lui-même chrétien, l’empereur Constantin défendait les intérêts religieux de tous ses sujets et gardait toujours le titre de Pontifex maximus. La destruction des idoles et des temples païens eut un caractère purement local qui ne s’adressa qu’à ceux où le culte licencieux des divinités orientales avaient trouvé un refuge. Sous le règne de son fils Constance, la divination fut interdite, mais les temples restaient tangibles et avec eux le sacerdoce, les jeux et beaucoup d’autres coutumes. Julien l’Apostat3 soutint un moment le paganisme en y introduisant quelques réformes nouvelles empruntées aux Chrétiens. Ses divinités supérieures étaient le Dieu soleil et la Grande mère, c’est-à-dire, le Ciel et la Terre, ce qui restaurait le dualisme primitif de la religion antique. Mais les Chrétiens répliquèrent et le magnifique temple d’Apollon de Daphné à Antioche en Syrie, un des centres du paganisme hellénistique, fut incendié. L’interdiction du culte des idoles en général date du règne de Théodose le Grand : beaucoup de temples furent démolis, mais l’empereur voulut épargner ceux qui avaient un caractère artistique, et ce fut en dépit de sa volonté que périt le temple de Sérapis avec son idole, œuvre de Bryaxis, et sa bibliothèque de réputation universelle. La destruction des trésors artistiques du paganisme fut l’œuvre d’un barbare chrétien, Alaric, roi des Wisigoths en Grèce d’abord, où Éleusis périt de sa main, comme le temple de Déméter couvrit de ses ruines la « prairie lumineuse », puis Rome. « Ma voie s’éteint, et les sanglots étouffent mes paroles. Elle est conquise, cette ville qui avait conquis l’univers », s’écria Saint Jérôme ! 4 Il abjura le christianisme, fut initié au culte de Mithra. Selon certains, il mourut en s’écriant « Tu as vaincu, Galiléen ». La vision de Constantin : « In hoc signo vinces4 » n’était pas seulement un symbole, mais aussi une réalité ; l’Empire universel unifié physiquement sous l’autorité de l’empereur allait achever son unité religieuse sous le signe de la croix. Une des mesures importante du règne de Constantin fut la fondation d’une nouvelle capitale pour la moitié orientale de l’Empire ; il la créa sur l’emplacement de Byzance, lui donna le nom de Constantinople et la ville fut consacrée en 330. Mais ce ne fut que sous le fils de Gratien que le partage de l’Empire fut définitif : Honorius reçut l’Occident (195-423), Arcadius, l’Orient (395-408). Sous Honorius, au transfert de la capitale de Rome à Milan, commença la dislocation de l’Empire jusqu’en 476, date marquant sa chute et les tribus germaniques, installées dans la région frontière, le donnèrent à leur chef Odoacre. L’empereur d’Orient Zénon le reconnut immédiatement comme régent, jusqu’à l’arrivée des Ostrogoths, puis celle des Lombards qui s’emparèrent de l’Italie septentrionale et anéantirent les derniers vestiges de l’ancienne organisation. Après Théodose, vint le règne d’Anastase Ier à la suite duquel les soldats proclamèrent empereur leur général Justin Ier, puis son neveu Justinien. Au cours de ce règne brillant mais épuisant, l’Empire d’Orient atteignit son apogée. Justinien se signala par la codification définitive du droit romain et par ses admirables constructions, notamment celle de Sainte-Sophie. Il anéantit lui-même les derniers vestiges de l’Antiquité païenne, en fermant, en 529, l’université d’Athènes et en forçant ainsi ses derniers professeurs et savants à immigrer dans le royaume perse voisin, où ils déposèrent les germes de la civilisation néo-perse qui fécondera, au VIIe siècle, l’Islam6. ———————————————————————————— 5 « Par ce signe tu vaincras ». 6 Thèse novatrice et étonnante qui attribut des racines philosophiques païennes à la religion mahométane (NDE). III - Le Vatican au 1er siècle Saint Pierre et saint Paul venant à Rome entrèrent ainsi par le talon de la botte italienne. À cette époque, les Juifs occupaient les quartiers de Janicule et du Vatican1. C’est vraisemblablement par eux que fut rapportée la foi chrétienne dans la capitale de l’Empire. On a gardé le nom de deux d’entre eux, Priscille et Aquila, logeant sur l’Aventin et qui, rentrant d’un voyage à Jérusalem, propagèrent ce qu’ils avaient appris des apôtres, si bien qu’à son arrivée, saint Pierre trouva une communauté tout organisée. Si son arrivée passa inaperçue, il n’en fut pas de même pour saint Paul2. Emprisonné en Judée, et ayant fait appel à l’empereur César, comme citoyen romain, c’est escorté d’un détachement de soldats qu’il fut renvoyé à Rome sous la conduite du centurion Julius et aborda à Puteoli (Pouzzoles) au nord de la baie de Naples. Son opus à la main, après une traversée très périlleuse avec son gardien, il pénétra dans Rome par la voie Appienne, escorté de nombreux chrétiens venus à sa rencontre, car saint Paul était vénéré comme un grand prédicateur. Il fut libre de loger et d’aller où il voulait mais attaché à un soldat par une chaîne. Citoyen romain, instruit, éloquent, il devait expliquer la raison de ses chaînes et de son gardien tout en prêchant sa foi. Il prit une maison près de la voie Nomentana, non loin du cimetière d’Astorius, où Pierre, installé depuis longtemps, baptisait. Ils se mêlaient à la foule et vivaient la vie de tout le monde. La communauté chrétienne ayant fait des recrues parmi les grands, elle se réunissait en secret chez les riches patriciens, envahissant leurs atriums, leurs jardins, leurs péristyles. Bientôt, les chrétiens achetèrent des terrains, sans rien dire, firent creuser des souterrains sous leurs propres mausolées. Ainsi, furent aménagés d’immenses corridors dans les murs desquels étaient placés les corps des défunts comme dans les colombaires (columbaria) : ce furent les catacombes. Les deux apôtres y vécurent pendant longtemps, disant la messe, consolant les chrétiens persécutés, soutenant les faibles. Dénoncés à Néron, traqués par la police, ils finirent par être arrêtés. 1 Nom peut-être dérivé de Vaticinia (oracles). 2 Surnommé « l’Apôtre des gentils ». Saint Pierre, enfermé à la prison Mamertine, fut crucifié (la tête en bas) sur le mont Janicule et enterré sous la colline du Vatican où son corps resta longtemps. Saint Paul, parce que citoyen romain, eut la tête tranchée par un glaive sur la route d’Ostie. Les jardins de Néron sont devenus la Cité du Vatican. L’ancienne borne autour de laquelle tournaient les chars pendant les courses données dans son cirque, où furent martyrisés tant de chrétiens, est toujours à la même place face à la basilique Saint-Pierre, là où a été érigé l’obélisque, propriété du pape, successeur de saint Pierre… IV - La chrétienté en Gaule L’Orient, qui a été le berceau de bien des peuples, a été aussi le foyer de toutes les religions, et l’un des premiers rayons de la lumière nouvelle, dont la soudaine apparition a marqué la limite de l’ancien monde et du nouveau il est venu frapper directement le rivage de la Gaule méridionale. Cette question de l’apostolicité de nos Églises est, depuis le commencement du dix-septième siècle, une de celles qui ont le plus passionné la critique, et la fixation de l’époque exacte à laquelle le christianisme a pénétré sur le sol gaulois a soulevé pendant près d’un siècle des polémiques fort vives. Le terrain est d’ailleurs aujourd’hui très bien déblayé et deux écoles sont en présence : l’une s’appuyant sur la tradition, qui n’a pas varié depuis dix-huit siècles, affirme que la parole divine a été portée en Gaule du temps des apôtres par les disciples mêmes de Jésus-Christ et que des Églises régulières y ont été, dès lors, hiérarchiquement constituées. L’autre soutient, a contrario, que, à part quelques prédications isolées et plus ou moins fécondes dans la province romaine, le christianisme n’y a produit que des résultats éphémères, sans caractère officiel et permanent, et que tout s’est réduit à une sorte d’apostolat nomade et vagabond. L’une et l’autre s’appuient sur des documents historiques et sur la tradition. Et pour les distinguer l’une de l’autre, on leur a donné un nom : la première, l’école traditionnelle, et la seconde, l’école critique. Les partisans de l’école critique, s’autorisant du célèbre passage de saint Grégoire de Tours relatif à la mission des sept évêques en Gaule pendant le règne de l’empereur Dèce au IIIe siècle de notre ère, ont pris quelques fois aussi le nom d’école grégorienne, ayant quand il le fallait, recours à la tradition. Ils ont peut-être, d’une manière un peu trop excessive, interprété les paroles de l’auteur de l’Histoire des Francs qui lui-même est loin de préciser la date de la mission des sept évêques et s’en réfère simplement à une tradition qui placerait cette mission sous le consulat de Decius et de Bratianu. Le même texte mentionne également une persécution qui eut lieu en Gaule sous le règne de Dèce, et l’on doit en conclure que la foi avait fait en Gaule de grands progrès pour provoquer une telle persécution bien incompatible avec l’époque des premières prédications. L’école critique cite encore un texte de Sulpice Sévère, plus ancien de près de deux siècles que celui de Grégoire de Tours, d’après lequel l’introduction du christianisme dans les Gaules n’aurait eu lieu que vers le milieu du deuxième siècle, sous le règne d’Antonin ou de Marc-Aurèle. Cependant, le père de notre histoire nationale ne méconnaissait pas la première mission évangélique des Gaules et il cite, sans grandes preuves d’ailleurs, la construction d’un temple à Bazas (en Gironde) en l’honneur de saint Jean-Baptiste par une dame gauloise qui avait assisté à la décollation et rapporté avec elle une fiole du sang du saint précurseur. Il cite encore les noms et les actes de saint Eutrope de Saintes, évêque et martyr, envoyé dans la Gaule à la fin du premier siècle par le pape Clément 1er, de Timothée Apollinaire et plusieurs autres martyrs chrétiens qu’il fait mourir à Reims sous le règne de Néron. Mais c’est surtout dans la reproduction de la lettre adressée à sainte Radegonde, par plusieurs évêques gallo-francs, que l’on peut lire en termes très clairs que la foi chrétienne a commencé « à respirer en Gaule dès la naissance de la religion nouvelle ». L’école traditionnelle, pour étayer sa conviction, s’appuie sur le texte suivant : On sait qu’à la fin du quatrième siècle, la ville d’Arles devint, par suite de la ruine de Trèves, la résidence du préfet du prétoire des Gaules, ce qui lui conférait des privilèges particuliers et le titre de Mater Galliarum. Cette prépondérance éveilla l’ambition des évêques d’Arles qui s’adressèrent au pape pour se faire décerner solennellement le titre de métropolitain. Or, dans la fameuse décrétale du pape Zosime rendu le vingt-deux mars 417, qui donnait gain de cause aux évêques d’Arles, il est dit que cette décision est motivée par l’ancienneté de l’église d’Arles fondée par le disciple Trophine, envoyé directement par l’apôtre Pierre, et que ce fut de là que la lumière rayonna dans les autres parties de la Narbonnaise et de la Viennoise. Il est d’ailleurs historiquement prouvé qu’une mission grecque, venue d’Asie et conduite par saint Pothin, s’établit à Lyon dans la seconde moitié du deuxième siècle. Saint Pothin était disciple de saint Polycarpe, évêque de Smyrne, disciple lui-même de l’apôtre saint Jean. Cette mission prospérait déjà depuis quelques années et avait même fondé une église à Vienne, lorsque, en l’an 177, sous le règne de Marc-Aurèle, éclate la violente persécution mentionnée par Sulpice-Sévère, et dont les détails nous sont connus par la lettre que les martyrs de Lyon et de Vienne écrivirent à leurs frères d’Asie, lettre précieuse et touchante, conservée dans « L’histoire ecclésiastique » d’Eusèbe de Césarée. On a déduit de ce fait, un peu trop précipitamment, que Lyon avait été le foyer primitif d’où la foi avait rayonné en Gaule, et que saint Irénée, successeur de saint Pothin, avait été le promoteur du grand mouvement qui conquit au christianisme tout l’est de la Celtique et n’atteignit que plus tard les villes importantes de la Narbonnaise. Mais pour ceux qui ont étudié le rôle d’Arles et de Marseille avant l’ère chrétienne, il est difficile d’admettre qu’une mission orientale pénétrât en Gaule sans laisser de traces dans ces deux villes. Le Rhône était la seule voie commerciale et politique de la Gaule méridionale et il était bien difficile, lorsqu’on venait de Rome, de Grèce ou d’Asie, de ne pas aborder à Marseille et de ne pas d’arrêter au port d’Arles pour remonter enfin jusqu’à Lyon. Il était d’ailleurs d’un intérêt essentiel pour les premiers chrétiens de s’établir dans le midi de la Celtique beaucoup plus civilisé que le centre et le nord, et où ils se trouvaient en relation directe avec les villes grecques du littoral, intelligentes, riches et très peuplées, où leurs paroles devaient obtenir rapidement des résultats féconds. L’arrivée des premiers missionnaires, par Marseille et par Arles, présente donc une probabilité qui a tous les caractères de la certitude. Tout le monde connaît cette grande tradition chrétienne de la Provence : treize ou quatorze ans après la mort de Jésus-Christ, une sanglante persécution eut lieu en Palestine contre les apôtres et les disciples, dont le zèle avait converti à la foi un très grand nombre de juifs. Pour échapper au danger qui les menaçait et accomplir en même temps la mission qu’ils tenaient du Maître, un certain nombre d’entre eux s’expatrièrent et se dirigèrent vers l’Occident. Par les navires grecs qui sillonnaient la mer depuis près de quatre siècles, il était très facile de se rendre à Marseille. La tradition raconte que parmi les passagers de ces navires, se trouvaient les membres de la famille de Béthanie (tribu de Benjamin), qu’ils débarquèrent à Marseille et s’égaillèrent sur les plages basses du delta du Rhône. On trouve Lazare à Marseille, sa sœur Marie Magdeleine à la Sainte-Baume, Maximin à Aix, Marthe à Tarascon, Marie Jacobie et Marie Salomé aux embouchures du Rhône. Ce n’est là sans doute qu’une tradition, mais il est toutefois surprenant, qu’à partir de la même époque, leurs traces disparaissent complètement en Orient, et qu’on ne retrouve leur souvenir sur aucun autre point du globe, tandis qu’en Provence, la foi constante dans cette légende n’a jamais varié depuis vingt siècles. Il faut donc en conclure que le christianisme a été apporté en Gaule, non par les Grecs, au IIe ou au IIIe siècle, mais à l’origine même des temps apostoliques, c’est-à-dire vers l’an 47 ou 48 de notre ère. L’Orient, dans ce qu’il a de plus pur, de plus noble et de plus élevé, a visité toute la région du Bas Rhône ; les déserts de la Camargue ont vu passer le triste cortège des amis du Christ ; Marseille les a abrités dans ses murs et c’est une des pages les plus touchantes