IX- Les Systèmes cunéiforme et égyptien

  Il importe de souligner un trait particulier de la configuration asiatique qui pourrait expliquer en partie l’histoire de ce continent : son Centre et son Sud-Ouest sont couverts d’immenses déserts qui forment une ligne presque continue de plaines stériles uniquement peuplées de tribus nomades habituées aux courses lointaines et aux excursions rapides. Contrairement aux peuples montagnards, qui vivent dans l’isolement des étroites vallées qui les enserrent, les habitants des grandes plaines et des déserts, qu’aucune barrière naturelle ne sépare, errent sans cesse d’une extrémité à l’autre de leurs vastes solitudes, et se réunissent parfois en armées gigantesques qui changent la face de tout un continent : telles furent les invasions des Scythes, des Huns, des Mongols, des Arabes et des Turcs. Cette immense ligne de déserts a si complètement isolé les nations qu’elle sépare, que leur histoire ne s’est jamais mêlée, pas plus que leur vie, si ce n’est de nos jours où l’on voit la civilisation européenne pénétrer l’Inde et la Chine. Si l’on se réfère à la lettre même des Ecritures, au temps où Abraham, qui fuyait les superstitions de la Chaldée, se réfugia en Canaan, la Mésopotamie était partagée en plusieurs petits états, dont aucun ne semble avoir été assez puissant pour absorber les autres. Selon M. Oppert, l’écriture cunéiforme aurait été importée en Mésopotamie et en Syrie par les Scythes, ou Touraniens, environ 2000 ans avant notre ère, lorsque ceux-ci envahirent la contrée et en chassèrent les Aryens. « Les Touraniens de la Chaldée, nous ont laissé l’exemple le plus ancien d’une écriture syllabique . Leur système, adopté par les Assyriens, se répandit au Nord et à l’Est, en Arménie, en Médie, en Susiane, en Perse, et ne cessa d’être employé que vers les premiers siècles de notre ère… Les différentes écritures appartenant à ce système présentent les combinaisons d’un même signe horizontal, vertical ou tordu tel un crochet. Cet élément a le plus souvent l’aspect d’un clou ou d’un coin, c’est pourquoi l’on associe habituellement aux écritures de ce type le qualificatif ‘cunéiformes’ », dit M Maspéro. L’on rencontre de tels caractères dans de nombreuses inscriptions, notamment à Ninive, Babylone, Persépolis et Van. Cette écriture se lit de gauche à droite, et le système se compose de 600 signes que MM. Surcouf, de Saulcy et Botta furent les premiers à déchiffrer ; M. Lassen a, en outre, déterminé la valeur de 33 signes du système persan, et le major anglais Rawlinson fit faire un grand pas dans les travaux de lecture et de traduction relatifs aux inscriptions recueillies sur les murs des anciens palais assyriens. D’après M. Vaïsse, on distingue en écriture cunéiforme plusieurs systèmes dont le plus compliqué est celui des briques et des cylindres gravés de Babylone ; viennent ensuite les inscriptions de Khorsabad et de Van, puis enfin les inscriptions trilingues de Persépolis, d’Hamadhan (ancienne Ecbatane) et de Bisoutoun. Une très grande confusion préside souvent à la lecture des caractères cunéiformes, car le même signe peut s’interpréter de manières différentes : « Nous n’en voulons pour preuve, que les nombreux fragments de syllabaires et de vocabulaires grammaticaux tracés sur des tablettes d’argile qui furent trouvées en abondance dans les ruines de Ninive : ils étaient destinés à révéler les arcanes du système graphique national. Une bonne moitié de ce que nous connaissons de l’écriture cunéiforme se compose de guide-ânes qui peuvent nous servir à déchiffrer l’autre moitié et que nous consultons, exactement comme le faisaient, il y a deux mille cinq cents ans, les étudiants de l’antique pays d’Assur », dit M. Lenormand. Les récits des anciens historiens, confirmés par les découvertes modernes, attestent la capacité du génie assyrien à élever de superbes monuments, à Ninive comme à Babylone, où les ornements étaient répandus à profusion : statues, bas-reliefs, peintures et dessins de toutes sortes. Ninive, qui semblait taire depuis tant de siècles son passé glorieux en nous dérobant les traces de son existence, a reparu sous nos yeux dans quelques-uns des monuments de sa splendeur. Elle a émergé avec ses arts, sa langue, ses mœurs, en un mot, sa civilisation, et l’on peut espérer que l’interprétation des innombrables inscriptions cunéiformes qui couvrent ses monuments permettra bientôt à la science de pénétrer les mystérieuses profondeurs de l’histoire assyrienne. Il convient ici de faire un parallèle avec les étranges et fascinantes inscriptions qui décoraient l’intérieur des tombeaux magnifiques découverts en nombre dans la Vallée du Nil, des environs de Memphis à la Thébaïde, qui ont non seulement permis de déterminer avec exactitude les diverses époques de l’art égyptien, mais qui nous ont aussi fait connaître l’état social, les croyances religieuses, la vie de ce peuple. Elles ont, en un mot, éclairé d’une lumière éclatante l’histoire générale de cette contrée. Cet art scriptural célèbre que l’Égypte vit naître, nommé par la suite « écriture hiéroglyphique », commença à être décrypté par le jeune Champollion en 1822. Cette écriture comprend des caractères différents : les uns ont une valeur purement idéographique ou symbolique, ils représentent les objets eux-mêmes ou les idées que ces objets suscitent ; les autres ont une valeur phonétique et représentent des sons, des lettres. Outre les hiéroglyphes proprement dits, les Égyptiens possédaient encore une écriture cursive que l’on appelle « hiératique », et dont les caractères sont une imitation plus ou moins lointaine des formes hiéroglyphiques. On a longtemps cru que les hiéroglyphes étaient une écriture mystérieuse réservée aux prêtres qui, par ce moyen, se maintenaient seuls en possession du savoir propre à leur époque ; cette opinion dut être abandonnée, depuis la découverte de l’emploi généralisé de cette écriture, non seulement sur les monuments publics, mais aussi sur les objets de la vie domestique et privée. Lorsque le général Bonaparte, en 1798, résolut d’enlever l’Égypte aux mameluks et de la soustraire à l’influence de l’Angleterre, il comprit qu’il y avait là davantage à entreprendre qu’une conquête matérielle, et joignit une armée de savants à ses régiments d’Italie. La commission scientifique était composée des académiciens Monge et Berthollet, de Dolomieu, Denon, des ingénieurs Lepère, Girard, des mathématiciens Fourier, Costaz, Corancez, des astronomes Nouet, Beauchamp et Méchain, des naturalistes Geoffroy Saint-Hilaire et Savigny, des dessinateurs Dutertre et Redouté ; enfin, pour coordonner les travaux isolés, Bonaparte établit l’Institut du Caire. Devenu empereur, Napoléon poursuivit son œuvre, et les recherches des savants, accompagnées de dessins splendides, furent présentées dans un magnifique ouvrage, La Description de l’Égypte, qui demeure encore une de nos meilleures sources pour toute étude sur le sujet. En 1799, on avait découvert à Rosette une pierre portant la même inscription dans trois alphabets différents, hiéroglyphique, démotique et grec. Champollion, alors professeur d’histoire à la Faculté de Grenoble, de bonne heure versé dans l’étude des langues orientales, s’attacha à déchiffrer cette inscription. Il s’attaqua d’abord aux noms propres, facilement reconnaissables en grec, puis à force de patience trouva la place de ces noms dans l’écriture démotique : il obtint ainsi de connaître certaines lettres. L’écriture hiéroglyphique, elle, distinguait ces noms propres par des cartouches particuliers, ils étaient donc ici faciles à identifier ; c’est sous cet angle que Champollion put comparer les trois différentes inscriptions. Cette clef fut pour le savant un point d’appui solide pour la suite de ses travaux ; grâce à elle, la Pierre de Rosette put livrer le secret de ses écritures. L’on découvrit ainsi que les hiéroglyphes ne constituaient pas une langue spéciale, symbolique, réservée aux prêtres : sans doute en rencontrait-on de symboliques, mais leur sens restait aisé à découvrir ; certains, de type figuratif, ne désignaient rien d’autre que l’objet représenté. Cependant, ils étaient pour la plupart phonétiques et ne représentaient que des lettres, des syllabes. Champollion parvint à établir l’alphabet égyptien et se mit en devoir d’ouvrir avec sa clef les trésors d’histoire enfouis dans nos musées. Le domaine de l’érudition égyptienne ne fit que croître après Champollion, notamment grâce aux travaux de Wilkinson et de Birch en Angleterre, de Lepsius et de Brugsch en Allemagne, de Brunet de Presles, Charles Lenormand, J. J. Ampère, Mariette et de Rougé en France ; les travaux de ces derniers constituèrent une avancée décisive dans la science des antiquités égyptiennes. Les textes retrouvés par nos savants permettent désormais d’estimer le développement qu’avait pris la littérature égyptienne ; parmi les livres religieux qui abondent, il convient de signaler l’ « incontournable » Rituel funéraire, dont le vrai titre était Livre de la Manifestation à la lumière : c’est là que se trouvent racontées toutes les pérégrinations de l’âme dans les diverses régions du ciel infernal. L’on a aussi pris connaissance du Livre des Migrations qui se déposait également dans les sépultures et qui contient à peu près les mêmes doctrines que le Rituel funéraire. Puis on a lu des poèmes épiques, comme ce poème de Pen-ta-our qui rapporte les exploits de Ramsès II contre les Khati . Des recueils d’exercices littéraires appartiennent également à ce corpus égyptien. Ces textes sont écrits sur du papyrus, roseau d’Égypte à l’origine du terme « papier », bien que notre papier en chiffon n’ait rien d’analogue avec le tissu végétal dont se servaient les Égyptiens . Ce sont aussi les sciences qui fleurirent en Égypte, surtout l’astronomie, qui se développa ici comme dans tous les pays où la pureté du ciel et la clarté des nuits invitaient les savants à étudier la voûte céleste parsemée de milliers d’astres brillants. À bien des égards, l’Égypte paraît avoir été la première instructrice de l’humanité, et plus on avancera dans la découverte de son histoire, plus on estimera cette ancienne civilisation qui, sous des abords qui peuvent parfois sembler archaïques, n’en fut pas moins très avancée, comme en témoignent sa littérature, ses sciences, ses idées religieuses et ses monuments, mémoire incorruptible et véridique d’un grand peuple. APPENDICE : L’Origine de l’alphabet Les découvertes de Ras-Shamra apportèrent enfin une réponse à la question de l’origine de l’alphabet dont l’invention fut capitale pour le développement de la civilisation : en effet, de nombreux textes de Ras-Shamra, rédigés en sémitique entre le XIXème et le XIIIème siècle av. J.-C., furent transcrits dans un alphabet qui dérive du système cunéiforme. Joint à cela la découverte, à Byblos, d’inscriptions encore indéchiffrables mais évidemment alphabétiques, qui présentent des signes dérivés des hiéroglyphes égyptiens, l’on voit bien que l’idée de l’alphabet se faisait jour, sur la côte syrienne, dès le milieu du IIème millénaire avant notre ère. Il est possible que l’alphabet phénicien, qui devait éliminer les autres, et que l’on trouve employé à Byblos au XIIIème siècle avant J. -C., dans la tombe du roi Ahiram, se soit inspiré d’inscriptions relevées au Sinaï, qui étaient elles-mêmes des simplifications d’hiéroglyphes égyptiens.